La Méthode Delphi


À l'origine, la méthode Delphi est, comme le focus group, un outil de recherche. Elle vise à obtenir un avis aussi consensuel que possible sur des événements futurs grâce à un processus structuré de communication organisant la production, l'agrégation et la modification des opinions d'un groupe indépendant d'experts. Les entreprises (et plus généralement les grandes organisations) utilisent aussi depuis longtemps Delphi. Elles s'en servent pour mobiliser les acteurs internes autour de scénarios futurs à la fois possibles et souhaitables. Delphi est donc un outil de construction d'un consensus, d'une culture organisationnelle commune.

Concrètement, la méthode Delphi comporte au minimum trois tours d'avis et parfois plus, autant qu'il en faut pour aboutir à un maximum de consensus au sein du groupe. Chaque participant donne son avis (1), est informé des avis exprimés par les autres ainsi que des réactions par rapport à son propre avis (2) pour lui permettre de réagir en tentant de se rapprocher de la réponse consensuelle (3).

La communication ne se fait pas en face à face mais par interviews ou par questionnaires (éventuellement électroniques) dont l'anonymat est garanti pour les membres du groupe. On minimise ainsi le risque d'une prise de pouvoir par certains individus ou sous-groupes d'individus physiquement réunis (tables rondes, séminaires, etc.). Il est difficile de prévenir une certaine lassitude dans le groupe si les tours se multiplient, avec comme résultat un consensus de façade à propos d'un problème très complexe et/ou très controversé. Autre risque : un groupe biaisé par suite des abandons « sélectifs ». L'expérience montre que le Delphi utilisé comme outil de participation gagne – en termes de satisfaction des participants – à se terminer par une étape supplémentaire où les participants sont réunis en face à face pour discuter les résultats.

Un bref descriptif

La méthode Delphi constitue la première étape de la démarche prospective, à intégrer/combiner avec d'autres méthodes dans un dispositif global.

L'action prospective est un acte de management stratégique. La méthode peut également servir d'outil d'acculturation (développement d'une culture commune au sein d'une organisation).

La méthode Delphi a été développée initialement aux USA par la Rand Corporation dans les années 1960 dans le contexte des technologies liées à la défense nationale. Il s'agit au départ d'une série organisée de brainstormings où l'on tente d'éviter les interférences psychologiques qui réduisent la valeur des opinions individuelles émises au sein d'un groupe d'experts. Le but de l'exercice est de recueillir non seulement l'opinion brute des experts sur un certain nombre de questions, mais également de faire réagir chaque expert à l'opinion générale de ses pairs. La méthode, proprement dite, comprend plusieurs étapes successives d'envois de questionnaires, de dépouillement et d'exploitation à un panel d'experts sélectionnés avec soin. (Comme le rappelle G. Ducos (1983), on promet à chaque expert « une prime de dédommagement et on lui demande de ne répondre qu'aux questions où il s'estime le plus compétent ou, ce qui est mieux, d'évaluer son propre niveau de compétence ».)

Il s'agit d'une méthode subjective dans la mesure où elle fait appel à l'intuition et aux connaissances des experts. Ses éléments fondamentaux sont l'anonymat, la rétroaction et la simultanéité des données.

Les entreprises (et plus généralement les grandes organisations) utilisent depuis longtemps Delphi. Elles s'en servent pour mobiliser les acteurs internes autour de scénarios futurs à la fois possibles et souhaitables. Delphi est donc pour elles un outil de construction d'un consensus.

Dans d'autres cas, en particulier lorsqu'on cherche à recueillir l'opinion de la communauté scientifique, l'objectif est plutôt de faire le tour des visions possibles sans rechercher le consensus ou gérer le désaccord mais simplement en les constatant.

Les pré-requis

Le respect de l'anonymat des répondants

Cette condition ne pose pas de problème lorsque le nombre des répondants est élevé (il peut aller jusqu'à plusieurs milliers). Il devient beaucoup moins évident lorsque le groupe des experts interrogés est restreint, dans la mesure où ils peuvent sans trop de difficulté voir qui se cache derrière des symboles qui les représentent et du coup se laisser influencer dans leurs réponses.

L'organisation de la rétroaction et simultanéité des données

Les réponses obtenues à chaque tour sont synthétisées et renvoyées au tour suivant à chacun des répondants. Ceux-ci sont invités à répondre en se situant par rapport à la synthèse des réponses dont ils disposent à chaque tour.

L'expertise

Il est utile de demander aux experts de ne répondre qu'aux questions pour lesquelles ils s'estiment le plus compétents ou, ce qui est mieux, d'évaluer leur propre niveau de compétence.

La clôture de l'exercice par un échange en face à face

Il est par ailleurs souhaitable de prévoir le temps et les ressources pour réunir les répondants et organiser un dernier tour en face en face. Par exemple en recourrant à des focus groups ou à toute autre méthode suscitant un débat interactif. Cela n'est évidemment envisageable que lorsque le Delphi travaille avec un nombre restreint d'experts.

Le nombre de participants

D'une dizaine à plusieurs milliers. Il convient cependant de nuancer le tableau car seul un pourcentage variable de réponses est exploitable.

Le mode de sélection des participants

En fonction du cadre d'usage.

S'il s'agit d'une démarche d'anticipation, le critère d'expertise est évidemment critique. La sélection peut se faire par le noyau dur (pratique de la boule de neige) pour élargir la diversité des réseaux qui seront mobilisés. Le principal écueil réside ici dans une double exigence. Contrôler la « qualité » des experts sans éliminer les experts « déviants ». Le maître mot de la sélection est la diversification...

S'il s'agit d'apprentissage mutuel au sein d'une équipe interdisciplinaire – développer le « travailler ensemble » – ; il s'agit de faire participer tout le monde. La difficulté est de mobiliser tous les membres d'une équipe. Ils doivent accepter de jouer le jeu sans choisir la solution de facilité consistant à se conformer aux « spécialistes » du groupe facilement identifiables dans ce cas de figure. Il est particulièrement important de terminer l'exercice par une réunion en face qui fera peut-être voler en éclat le consensus trompeur qui serait le fruit de la facilité. Cette méthode est particulièrement intéressante pour faire interagir des personnes à distance (questionnaires électroniques).

La durée

La durée est liée au déroulement de la méthode en plusieurs tours. Chaque tour est séparé par le temps de l'interprétation des résultats du tour précédent. Un sentiment de lassitude peut survenir, d'autant plus facilement que la méthode n'est pas vraiment ludique.

Le déroulement

La méthode, proprement dite, comprend plusieurs étapes successives d'envois de questionnaires, de dépouillement et d'exploitation à un panel d'experts sélectionnés avec soin.

L'objectif de ces questionnaires successifs est de diminuer l'espace interquartile tout en précisant la médiane.

  1. Dans un premier temps, un questionnaire est envoyé à des experts formant un échantillon (panel) à distance. Les questions portent sur des points précis, tel « le marché des produits alimentaires génétiquement modifiés à l'horizon 2010 » ou, au contraire et plus souvent, sur des problèmes volontairement mal définis : « les aliments génétiquement modifiés ».

    Ce premier questionnaire a pour objectif de repérer la médiane et l'intervalle interquartile.(La médiane (deuxième quartille) est l'item au-dessous duquel 50% des experts pensent que l'évolution sera négative et au dessus duquel 50% des experts pensent qu'au contraire elle sera positive. En prenant des seuils de 25% et 75% puis 75% et 25%, on définit aussi respectivement le premier quartille (Q1) et le troisième quartille (Q3). L'espace interquartille est constitué par l'intervalle (Q1-Q3).)
  2. Dans un second temps, une première synthèse est réalisée. Un deuxième questionnaire (Q2) est élaboré qui a pour objectif de réduire les positions contradictoires (c'est-à-dire l'intervalle Q1-Q3). Ce questionnaire est envoyé aux experts pour qu'ils révisent leurs positions et on demande explicitement aux extrêmes de se justifier. Ceci signifie qu'il est demandé à chaque expert de fournir une nouvelle réponse et de se justifier explicitement si celle-ci se situe hors de l'intervalle (Q1-Q3). Les experts renvoient les réponses ; éventuellement les raisons.

    Il est plus facile de rentrer dans le rang que de maintenir un éventuel point de vue extrême qu'il faut argumenter (car si vous pensez comme tout le monde, on ne vous demandera pas pourquoi).
  3. Dans un troisième temps, un nouveau questionnaire (Q3) est réalisé. Ce questionnaire vise à opposer les réponses extrêmes en rapprochant leurs arguments. Il est en outre demandé à chaque expert de critiquer les arguments de ceux qui se situent en-deçà de Q1 et au-delà de Q3.

    Comme on le voit, la convergence est forcée, voire manipulée, puisque seuls les extrêmes sont opposés alors qu'ensemble ils représentent autant de réponses qu'il y en a dans l'intervalle (Q1-Q3). En outre, il n'est jamais demandé aux extrêmes de critiquer les arguments de ceux qui sont dans l'espace interquartile (On se trouve devant un risque bien connu des psychologues sociaux : le conformisme.)
  4. Un quatrième questionnaire donnera la réponse définitive.
  5. Il est opportun de clôturer par une discussion de groupe. Ce n'est évidemment possible qu'avec un nombre restreint de participants. On introduit ainsi explicitement une dimension qualitative.

    La méthode Delphi classique relève de la démarche quantitative. Il existe une autre version du Delphi : le Delphi-abaque (voir infra).

Le moment

La méthode peut être un outil de prospective. Il peut dès lors s'appliquer utilement aux deuxième et troisième séquences du processus décisionnel.

Les avantages

L'approche Delphi autorise une consultation large (une enquête française récente à contacté 3.388 experts dont environ un tiers a fourni des réponses exploitables) et indépendante dans le premier tour. On évite ainsi les effets d'influence qui pourraient apparaître au sein d'un groupe d'experts réunis dans un même lieu, bien que rien n'indique vraiment que la pression de conformité ne s'exerce pas à travers la comparaison. Néanmoins, la méthode est bien adaptée pour préparer le consensus nécessaire à certaines prises de décision (par exemple, les investissements technologiques à hauts risques économiques, politiques et sociaux).

Les inconvénients

Il s'agit bien d'un scénario tendanciel, mais la tendance est obtenue par une sorte de collage de prévisions simples qui ne tiennent souvent pas compte des interactions entre les variables. Ou du moins, on fait confiance aux experts pour en tenir compte, ce qui n'est pas un gage de scientificité. On touche là à une faille importante des dispositifs d'expertise qui a bien été relevée par M.-A. Hermitte (1997). Chaque expert conduit son expertise selon ses propres normes, ses propres conceptions, ses propres méthodes. Comparant cette façon de faire à celle des juristes, elle note que pour ceux-ci qui « portent à la notion de procédure un respect quasi religieux, voilà qui pose problème. Car la seule façon pour qu'un processus de décision soit clair, c'est que la procédure qui permet d'y aboutir soit elle-même claire ». Nous reviendrons sur les propositions de cet auteur qui tente de dépasser l'aporie du conflit politique et de la raison scientifique.

De plus, la convergence s'obtient à travers l'agrégation autour de valeurs centrales. Et la convergence ne signifie pas forcément la cohérence ; un consensus n'est en aucun cas un gage de vérité. Tout le monde peut très bien se tromper en même temps. Ce risque est d'autant plus grand que les groupes d'experts sont exposés aux phénomènes de contagion mutuelle et qu'ils disposent d'une culture commune qui peut les isoler.

N. B. : rien n'interdit de changer les pratiques évidemment et de les adapter afin de rendre Delphi plus crédible en tentant de réduire les extrêmes. Mais il devient alors nécessaire de procéder à plusieurs envois supplémentaires de questionnaires, ce qui est fastidieux et surtout long, coûteux et risqué (car à chaque itération, un certain nombre d'experts s'évapore !).

Il existe déjà plusieurs variantes dont la méthode dite du « mini-Delphi » (Ducos 1983). Dans cette technique, les experts sont rassemblés dans un même lieu et débattent de chaque question avant d'y répondre individuellement.

Références

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    Étude, à partir, du projet Delphi, du plan de gestion du personnel et de son rendement dans la perspective de l'an 2000.
  • DUCOS G, 1983. Delphi et l'analyse de l'interaction, Futuribles, n° 109, pp. 43-60.
  • DUFFIELD C, 1993. The Delphi technique: a comparaison of results obtained using two expertpanels, International journal of nursing studies, vol. 30, n°. 3, pp. 227-237, bibl. 20 ref.

    The Delphi technique is a useful method of obtaining group consensus. However, consensus is not usually defined when this technique is used. This paper describes a study in which two panels of experts (registered nurses who were nurse managers or involved in management education) were asked to identify the competencies expected of first-line nurse managers using the Delphi technique. The results from both panels are compared. Prior to the commencement of the Delphi rounds a baseline mean of 3.00 (agree on the Likert scale used) was set for the inclusion of items. The level at which consensus was achieved was defined as the point at which 10% or less of the 168 competencies provided to the panel moved above or below this point of inclusion.
  • HÉRAUT J.-A., MUNIER Fr. & NANOPOULOS K., 1997. Méthode Delphi : une étude de cas sur les technologies du futur, Futuribles, Mars
  • MARCHENA J., 1990. El método Delphi, Documentacion Administrativa, n° 223, pp. 17-49.

    Présentation de la méthode Delphi ; système permettant de réunir les informations nécessaires à l'évaluation et au contrôle de l'environnement des organisations, notamment au sein de l'administration espagnole.
  • MIRENOWICZ Ph, CHAPUY P. & LOUINEAU Y., 1990. La méthode Delphi-Abaque. Un exemple d'application : la prospective du bruit, Futuribles, mai, pp. 49-63.
  • TALBOT R.-W., 1992. Une méthode d'évaluation par animation de groupe pour améliorer les performances dans l'enseignement post-secondaire, Gestion de l'enseignement supérieur, vol. 4, n°. 3, pp. 377-390.
  • SAINT-PAUL R. & TENIÈRE BUCHOT P.-F., 1974. Innovation et évaluation technologiques : sélection des projets, méthodes et prévision, Entreprise Moderne d'Edition.

    Contient notamment une explication d'application de la méthode Delphi à partir de l'exemple de l'évolution du revenu individuel brut des ménages.
  • VAILLANCOURT M., 1993. La technique du groupe nominal et la méthode Delphi en physiothérapie, Annales de kinésithérapie, vol. 20, n° 5, pp. 247-264, bibl. 78 ref.
  • WILLIAMS P. L. & WEBB C., 1994. The Delphi technique: a methodological discussion, Journal of advanced nursing, vol. 19, n° 1, pp. 180-186, bibl. 23 ref.

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