Vie privée et santé à l'épreuve des Big Data: analyse sociologique de la gestion des données médicales à l'ère du numérique


Doctorant: Jean-Baptiste Fanouillère

Promotrice: Catherine Fallon

Objectifs de la recherche

 

Ce projet entend étudier les transformations sociétales liées aux nouveaux modes de gestion des données médicales produites dans l’espace numérique par le secteur public et ses usagers. À travers l’analyse des controverses relatives à l’utilisation et au contrôle de ces données en Belgique, en France et au Royaume-Uni, il vise à i) étudier les nouvelles articulations entre production du savoir et instruments de gouvernement au sein des dispositifs technologiques de « Big Data » ; ii) analyser le processus de marchandisation de l'information médicale liée à ces bases de données ; iii) interroger l’évolution de la notion-même de vie privée à l’ère du numérique.

 

Etat de l’art

 

Quelques années avant l’émergence d’Internet, Gilles Deleuze (1990), avec la notion de « société de contrôle », avait montré, en s'appuyant sur une réflexion de Michel Foucault, que les « sociétés de discipline », qui procèdent par la mise en place de grands milieux d'enfermement, étaient sujettes à d'importantes reconfigurations, après avoir été le modèle de référence (Foucault, 1975). Il décrivait ainsi l'avènement d'un nouveau modèle de contrôle social, plus souple et plus discret, requérant la participation des individus à leur propre contrôle (Bauman et Lyon, 2013 ; Han, 2015 ; Schneier, 2016).

 

Dans ce contexte s'est développée ces dernières années une nouvelle dynamique de gestion des données médicales. Les technologies numériques ont permis une production massive de ces données à l’initiative des individus (Lupton, 2017) et des organismes de santé publique, qui ont procédé à leur enregistrement systématique au sein de fichiers centralisés afin d'améliorer l'efficacité de leurs services (Adams, 2016). L’émergence de multinationales tirant profit à une échelle sans précédent de la collecte de ces données médicales (Ellison, 2007 ; Birchall, 2011) marque alors un tournant dans l’histoire des rapports problématiques entre développement technologique et protection de la vie privée (Solove, 2010). Face à ces mutations, sous la pression des ONG de protection des libertés sur Internet, les instances régulatrices tentent d’adapter leurs dispositifs de contrôle (Zolynski 2015), comme en témoignent le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et la création de l'European Data Protection Board (Tambou, 2016).

 

D'autres travaux s’inscrivent dans la lignée de Desrosières (2008) sur la co-construction des statistiques et de la gouvernance : ils analysent les enjeux liés aux Big Data – le traitement de grands volumes de données qui permet le profilage anticipatif des comportements, la discrimination algorithmique (Rouvroy & Berns, 2013) ou la prise de décision automatisée dans le domaine de la médecine (Rose 2009). Le risque existe cependant que cette gouvernance ne soit pas exercée par l'État, mais par le secteur privé. Les grandes entreprises de technologies (Google, IQVIA et récemment encore Facebook) s’immiscent en effet dans la collecte de données médicales, à des fins commerciales malgré l'objectif affiché de faire avancer la recherche (Morozov, 2015).

 

Alors que la revente des bases de données des hôpitaux aux secteurs pharmaceutique et assurantiel est monnaie courante depuis plus d'un demi-siècle outre-Atlantique (Rodwin, 2012 ; Tanner, 2018), la législation européenne régule sévèrement la gestion des données médicales. Le vieux continent n'échappe cependant pas à cette tendance, comme le démontre le récent scandale du rachat de données médicales aux hôpitaux belges par IMS Quintiles (Soumois, 2017). Le courant de l’étude sociale des sciences et des technologies (STS) se donne pour objectif d'appréhender les relations complexes entre enjeux sociaux, scientifiques et technologiques (Callon, 1986 ; Latour, 1991 ; Jasanoff, 2004). Ce projet entend mobiliser l’approche constructiviste et les différents outils conceptuels des STS (ANT, LTS) afin d'analyser les controverses liées à la gestion des données médicales.

 

Projet de recherche

 

Même s’ils sont globaux, les phénomènes envisagés connaissent des inflexions sensiblement différentes selon les contextes socio-politiques nationaux. C’est pourquoi nous conduirons une analyse comparative entre plusieurs études de cas centrés sur la gestion des données médicales (Vigour, 2005) dans trois pays (la Belgique, la France et le Royaume-Uni) caractérisés par des régimes socio-politiques différents (Lijphart, 1999) : alors que la société britannique présente un environnement libéral avec une législation plus souple en la matière, la France s'illustre par l’implication plus forte de l'État et des applications strictes des principes de protection de la vie privée (Vitalis, 2009). La Belgique, quant à elle, a tendance à développer une forme de gouvernance consociative en coopération avec les acteurs économiques et sociaux, pour définir une régulation acceptable des nouvelles technologies.

 

L’approche par les cas permet une collecte de données richement contextualisées, et est particulièrement adaptée à l'étude de controverses liées à la gestion de données médicales associant un grand nombre d’acteurs très différents (Albarello, 2011), pour construire des comparaisons approfondies dans le souci d'aboutir à des conclusions généralisables (Yin, 2014). Ces controverses, deux par pays, seront sélectionnées en fonction de l'actualité et de leur capacité à illustrer les nouveaux modes de gestion des données médicales. Le partenariat très polémique entre la National Health Service et Deep Mind de Google, l'abandon du fichier centralisé Care.data au Royaume-Uni, la revente par des hôpitaux belges de données médicales à l'entreprise IMS Quintiles en Belgique ou encore le remplacement du Dossier Médical Personnel par le Dossier Médicale Partagé en France sont des exemples récents de controverses constituant des objets d'études pertinents dans le cadre de ce projet. Ces controverses impliquent par ailleurs quatre types d’acteurs que nous consulterons : les services publics gestionnaires des données médicales, les autorités administratives indépendantes nationales (telles que l'ICO (Information Commissioner's Office), la Commission nationale des Libertés et de l'Informatique (CNIL), la Commission de Protection de la Vie Privée (CPVP)) ; des lanceurs d'alerte et des associations qui militent contre les transformations dont ils jugent qu'elles nuisent aux libertés individuelles (la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Big Brother Watch ) ; des acteurs du monde économique et industriel.

 

Ces études de cas reposeront sur une approche compréhensive : recherche documentaire, et entretiens semi-directifs pour interroger les pratiques et représentations des trois types d'acteurs impliqués dans ces controverses (Kaufmann, 2011). Au-delà d’une approche informative (Pinson & Sala Pala, 2007), il s’agit de recueillir les perceptions de ces acteurs quant à l’incidence des controverses étudiées sur la structuration de l’espace de protection des données médicales. Les informations collectées lors de ces premières recherches devront nous permettre de mettre en évidence des distinctions non seulement propres aux acteurs au niveau national, mais également des éléments de comparaison entre ces trois pays concernant des différences d'évolution des frontières entre public et privé.

 

Enfin, nous prévoyons de mener une enquête Delphi en deux tours auprès d’un panel d’autorités administratives nationales de protection de la vie privée. L’émergence d’une nouvelle institution fédérant ces instances, l’EDPB appelé à remplacer le G29, représente un moment idéal pour saisir leur positionnement dans ce processus de transformation institutionnelle. Pour le traitement des données, nous pourrons bénéficier des outils du centre de recherche SPIRAL de l'ULiège (plateforme Mesydel). Nous mobiliserons également l’analyse du discours (Krieg-Planque, 2012 ; Née, 2017), éclairante pour saisir les phénomènes de politisation, de conflictualité et leur éventuelle résolution.

 

Plan de travail

 

- Phase 1 et 2 (mois 1-12): Approfondissement de la littérature, étude des contextes historiques et socio-politiques dans les trois pays choisis pour les études de cas, entretiens exploratoires auprès de membres des commissions de protection de la vie privée en Europe (CPVPE). Problématisation des hypothèses, mise en place d'un carnet de travail sur Hypothèse.org.

- Phase 2 (mois 7-12): Réalisation des études de cas autour des controverses en Belgique, observation et entretiens auprès des acteurs;

- Phase 3 (mois 13-18): Analyse des données, approfondissement du cadre théorique; premiers contacts avec les parties prenantes de l’enquête Delphi, établissement d’un répertoire de répondants (CPVPE et associations de protection de la vie privée), publication d'un article dans la revue Terminal.

- Phase 4 (mois 19-24): Séjour de recherche au Royaume-Uni, au CRISP (Centre for Research into Information, Surveillance and Privacy), dirigé par le Prof. Kirstie Ball à l’Université de Saint Andrews. Mise à l’épreuve du cadre d’analyse, étude de cas, observation et entretiens auprès des acteurs des controverses au Royaume-Uni.

- Phase 5 (mois 25-30): Publication d'un article dans la revue Surveillance and Society, réalisation des études de cas en France: observation et entretiens, préparation des questionnaires Delphi qui rassemblera des CPVPE et des associations nationale actives sur ces questions.

- Phase 6 (mois 31-35) : Enquête Delphi auprès des CPVPE et des associations nationales, début de la rédaction de la thèse.

- Phase 7 (mois 36-41): Publication d'un article dans la revue European Journal of Social Theory, conférence de clôture et de validation de l’enquête Delphi, fin de l’analyse des données récoltées.

- Phase 8 (mois 42-48): Soutenance de la thèse; valorisation scientifique et sociétale.

 

Bibliographie

 

Bauman, Z., & Lyon, D. (2013). Liquid Surveillance: A Conversation. Cambridge: Polity Press.

Schneier, B. (2016). Data and Goliath: The Hidden Battles To Collect Your Data and Control Your World. Norton & Cy.

Han, B. (2015). Transparency society. Stanford: Stanford University Press.

Deleuze, G. (1990). Post-scriptum sur les sociétés de contrôles. Consulté le 5 Août 2017, URL: 1libertaire.free.fr/DeleuzeBrochure02.pdf

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Editions Gallimard.

Ellison, N. B., Steinfield, C. and Lampe, C. (2007). The “Benefits” of Facebook-Friends: Social Capital and College Students Use of Online Social Network Sites. Journal of Computer-Mediated Communication, 12, 1143-1168.

Birchall, C. (2011). ‘‘There’s Been too Much Secrecy in this City’’:The False Choice Between Secrecy and Transparency in U.S. Politics. Cultural Politics 7(1), 133-156.

Solove, D. J. (2010). Understanding privacy. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Lyon, D. (2007). Surveillance Studies: An Overview. Cambridge: Polity Press.

Zolynski, C. (2015). Big data : pour une éthique des données. I2D – Information, données & documents, vol. volume 52, no. 2, 2015, pp. 25-26.

Tambou, O. (2016). L'Introduction de la certification dans le règlement général de la protection des données personnelles: quelle valeur ajoutée ?. Revue Lamy Droit de l'immatériel. Lamy (imprimé) / Wolters Kluwer édition életronique 2016.

Desrosières, A. (2008). L'argument statistique. Paris: Presses de l'École des Mines.

Rose, N. (2009). The Politics of Life Itself: Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century. Princeton: Princeton University Press.

Morozov, E. (2015). Le mirage numérique: Pour une politique du Big Data. Paris: Les Prairies ordinaires.

Rodwin, M. A. (2012). Conflicts of interest and the future of medicine: The United States, France, and Japan. New York: Oxford University Press.

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Latour, B. (1991/2006). Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, « Poche / Sciences humaines et sociales ».

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Kaufmann, J.-C. (2011). L'entretien compréhensif - L'enquête et ses méthodes. Armand Colin, Paris.

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